«En brisant le tabou, on diminue aussi l'attrait du produit interdit»

L'Europe entre scepticisme et réticences

  Cannabis: la face cachée de la dépénalisation Lundi 19 mars 2001
 

Parmi ceux qui ont sablé le champagne quand Ruth Dreifuss a présenté le nouveau projet de loi sur les stupéfiants il y a dix jours, certains producteurs et vendeurs se sont réjouis un peu trop vite. Les nouvelles mesures pourraient signifier la fin de l'âge d'or du chanvre «récréatif».
La tolérance officiellement accordée s'accompagnera de mesures qui exigeront une révolution copernicienne chez des militants du chanvre que la semi-clandestinité arrangeait assez bien
Les plus prévoyants ont anticipé les contrôles à venir. Quant aux pays voisins, ils observent l'expérience avec un intérêt teinté d'agacement: les exportations de chanvre suisse les inondent depuis plusieurs années déjà.



Voici au moins, autour d'Expo.02, un projet clair qui avance son bonhomme de chemin.

André Furst avait proposé aux responsables d'aménager une ferme modèle montrant les nombreux atouts du chanvre. Recalé. Qu'à cela ne tienne, il retape en bordure de la route cantonale à Morat une exploitation où pourront s'arrêter tous les visiteurs en route pour l'Expo.
André Furst a eu fin nez. C'est l'année prochaine que sera discutée au parlement la nouvelle loi sur les stupéfiants qui, si le projet actuel passe, fera de la Suisse un pionnier européen en matière de dépénalisation du cannabis (voir le tableau ci-contre). Que ce réduit alpin conservateur puisse doubler les Pays-Bas dans un domaine aussi sensible suscite à l'étranger froncements de sourcils réprobateurs ou hilarité incrédule.

Les caméras de la chaîne M6 ont déjà filmé les stocks du Valaisan Bernard Rappaz «prêt à conquérir le marché». L'intéressé a récemment testé sa popularité au Salon de l'agriculture de Paris et, sur la base d'un calcul de consommation très personnel, estime la surface agricole que nécessitera la consommation nationale de chanvre «récréatif»: 4000 hectares.
C'est énorme, même si cela ne représente encore qu'un pour cent des terres cultivables. Aujourd'hui, la Suisse recense 105 hectares de cultures chanvrières destinées (en principe) à l'industrie, auxquels s'ajoutent 200 à 300 hectares non déclarés. A entendre Ueli Locher, vice-directeur de l'Office fédéral de la santé publique (OFSP), la dépénalisation ne devrait guère augmenter cette superficie: «Nous savons qu'il existe actuellement une exportation assez conséquente de cannabis. La nouvelle loi l'interdit explicitement et introduira des contrôles stricts. Cette partie de la production devrait donc diminuer.»

 


Entre 400 et 4000 hectares, qui dit juste? Probablement ni l'un ni l'autre. L'OFSP marche sur des œufs, il a tout intérêt à minimiser son audace et ses conséquences vis-à-vis de l'extérieur. Bernard Rappaz, lui, est un militant qui résout tous les problèmes, y compris celui de la vache folle, par le chanvre. Entre les deux, François Reusser, président de la Coordination suisse du chanvre qui regroupe 150 membres sur quelque 250 commerces actifs en Suisse, pense que la surface cultivée en chanvre «ne dépassera pas 500 à 600 hectares».
Pour l'évaluer, l'étude la plus solide est celle de l'Institut suisse de prévention de l'alcoolisme et autres toxicomanies (ISPA) qui recense 87 000 consommateurs quotidiens de cannabis (dont 26 000 jeunes entre 15 et 19 ans). On relèvera au passage qu'elle les définit comme des personnes «ayant une consommation problématique de cannabis», ses auteurs ajoutant ailleurs qu'«il est très difficile de définir des valeurs limites du point de vue scientifique». Quant au nombre de consommateurs irréguliers, il est estimé à 400 000-500 000 personnes.
L'incertitude scientifique relevée par l'ISPA jointe à une base législative mouvante ont amené le Conseil fédéral à se barder de précautions. A tel point qu'on peut se demander si les nouvelles mesures ne signifient pas en réalité la fin d'un certain âge d'or pour les producteurs et vendeurs de chanvre «récréatif». Jusqu'ici, ils risquaient (un peu) le bâton du gendarme, les seconds surtout. Quant aux producteurs, voici les propos éloquents que tient un agriculteur valaisan: «Je ne connais pas la teneur en THC (le principe actif du cannabis, ndlr) de ce que je plante, ça ne me regarde pas trop tant qu'on me paie. Je reçois les semences et fais confiance à mon fournisseur. Je me dis parfois que tous ceux qui viennent piquer des plantes la nuit, c'est sans doute pas pour faire des tisanes.»
Cette semi-clandestinité contournée dans la joie et la bonne humeur se retrouve dans certains réseaux de distribution. Que le Tessin compte plus de quarante commerces de chanvre malgré la petite dizaine fermés récemment pour une population comparable à celle du Berne, où ne se trouvent que dix magasins, en dit long sur les innombrables ruisseaux qui ont fini par former un fleuve d'exportations.
Or la dépénalisation s'accompagnera d'un serrage de vis très sensible. Plus d'importations ni d'exportations: le chanvre suisse alimentera tout le marché national «récréatif» et rien que lui. Le changement se fera surtout sentir pour les producteurs. Fini de fermer les yeux, ils devront déclarer la moindre culture chanvrière, contrôler le taux de THC et dire très précisément à quel grossiste – suisse exclusivement – ils vendent la plante destinée au plaisir. Armin Käser, dont la ferme Cannabioland à Litzisdorf (FR) employait une cinquantaine de personnes jusqu'à sa fermeture en juillet dernier, accueille favorablement ces contrôles dans la mesure où ils amélioreront la traçabilité des produits et écarteront du marché «ces gens peu fiables qui dopent leurs plantes sous serres ou avec des produits chimiques». Dans les nuages opaques de la production de chanvre, on n'est pas toujours tendre les uns avec les autres. «Je suis devenu très méfiant, les membres ne veulent pas dire ce qu'ils font», confie l'agronome Pierre-François Lavanchy, président démissionnaire d'une association des chanvriers en sommeil.
Un point de la loi laisse Armin Käser perplexe. «Il est dit que les gains provenant du chanvre récréatif ne devront pas être «excessifs». Qu'est-ce que ça signifie?» La question n'est pas anecdotique: si le chanvre industriel a une rentabilité proche des cultures céréalières, le «récréatif» peut rapporter jusqu'à un demi-million de francs par hectare...
Cela dit, on peut aussi s'attendre à une certaine baisse des prix quand le cannabis sera dépénalisé. David Vallat, gérant de Cannabou S. à r.l., pense que le prix chutera de 1 à 2 francs par gramme – si des taxes ne viennent pas le grever en contrepartie: «Actuellement, les marges du vendeur sur le chanvre récréatif sont de 30 à 50% – moins que pour des jeans Levi's.» David Vallat se dit prêt à assumer les contrôles beaucoup plus serrés qu'exigera la nouvelle loi: «Aujourd'hui déjà, nous vérifions les pièces d'identité dans nos deux magasins jurassiens, y compris les passeports suisses des doubles nationaux établis à Besançon!»


Les militants du chanvre qui ont vécu si longtemps dans un certain confort de la marge sont-ils tous prêts à se doubler de gestionnaires rigoureux? Quand on interroge Bernard Rappaz sur son chiffre d'affaires annuel, il commence par s'excuser d'avoir changé récemment de comptable et finit par articuler: «Environ un million par année.» Pour une dizaine de collaborateurs et une douzaine de fournisseurs réguliers? On n'est pas obligé de parier un pétard sur l'exactitude de ces chiffres.

Date de parution: Lundi 19 mars 2001
Auteur: Jean-Claude Péclet

«En brisant le tabou, on diminue aussi l'attrait du produit interdit»
Propos recueillis par Jean-Claude Péclet

L'association Chanvre à part, à Genève, a édité un règlement de vente qui anticipe l'ordonnance d'application de la nouvelle loi sur les stupéfiants.

Fabien Piccand a corédigé en 1997 un rapport détaillé sur l'expérience de vente réalisée pendant huit mois par trois cafés à chanvre genevois (Delta 9, Otaku et Punta Roja). Membre de l'association Chanvre à part, il a également participé l'an dernier à la rédaction d'un «Modèle de vente contrôlée» que les membres s'engagent à respecter.

Le Temps: La consommation de cannabis augmentera-t-elle en Suisse avec la dépénalisation?
Fabien Piccand: Aujourd'hui, l'accessibilité aux dérivés du chanvre est quasi totale. La plupart de ceux qui voulaient les essayer l'ont fait. Le précédent hollandais montre que la consommation a stagné pendant les deux ans qui ont suivi la dépénalisation, puis a commencé à baisser. Une des raisons est qu'en brisant le tabou, on diminue aussi l'attrait du produit interdit.

– La loi veut interdire l'exportation, florissante aujourd'hui. Y parviendra-t-elle vraiment?
– Tout producteur sera automatiquement sous contrat avec un distributeur suisse lui-même tenu à une comptabilité précise. Les augmentations suspectes de volume seront donc plus faciles à détecter qu'aujourd'hui, où les cultures sont tolérées tandis que règne une grande opacité sur l'usage final qui est fait du chanvre.

– Reste le tourisme du joint, très actif – on dénombre une cinquantaine de magasins au Tessin. Pourra-t-on vraiment contrôler l'identité des clients pour appliquer l'interdiction de vente à des étrangers?
– C'est vrai qu'aujourd'hui, le gramme de haschisch se vend deux fois plus cher à Lyon qu'à Genève pour une qualité inférieure. Cette différence reflète la marge de risque que prend le vendeur puisque la France conserve une politique répressive. Le trafic s'y déplace vers des banlieues moins sûres ainsi que vers Genève, où viennent à la fois acheteurs et vendeurs. Notre réponse à ce problème est la vente-conseil en magasin. Il est important que le vendeur connaisse sa clientèle, passe un peu de temps avec l'acheteur, n'hésite pas à demander les papiers d'identité et de domicile s'il voit une nouvelle tête.

– La réalité est moins claire. Ainsi, les trois points de vente genevois dont vous avez suivi l'expérience en 1997 ont vite été débordés par la demande.
– Nous étions alors les seuls à Genève, absorbant 90% de la demande qui fut amplifiée par certaines manchettes de journaux. C'est pourquoi nous avons pris la décision d'arrêter l'expérience un mois avant la rentrée scolaire. La police est intervenue dix jours avant la date que nous avions fixée.

– Selon vous, combien de points de vente faudrait-il pour une ville comme Genève?
– D'après nos estimations, vingt-cinq lieux permettraient de satisfaire tout le monde. Nous en proposons quinze dans une première phase.

– Etes-vous favorable à une clause du besoin?
– Oui. Certes, elle a montré ses limites avec les cafés-restaurants, les problèmes de pas-de-porte qu'elle crée. Mais elle a bien fonctionné pour réglementer le marché de l'alcool quand c'était nécessaire. Nous pensons que la situation n'est guère différente pour le chanvre.

– Comment éviter la revente aux mineurs si l'accès devient beaucoup plus aisé?
– Les adolescents ont déjà de larges possibilités de s'approvisionner. Nous regrettons que le Conseil fédéral propose de fixé la limite d'âge à 18 ans et non à 16. Les jeunes sont ceux qui ont le plus besoin de l'encadrement que peut fournir un point de vente contrôlé, tandis que le marché noir les fragilise. Nous sommes aussi favorables à une prévention scolaire comme elle se pratique pour l'alcool.

– Qui sera le mieux armé pour contrôler l'efficacité des mesures proposées?
– Nous sommes prêts à créer notre propre commission de contrôle. Mais l'idéal serait qu'à l'échelon genevois par exemple, ce travail soit confié à la commission mixte en matière de drogue déjà existante. Son indépendance serait un facteur d'efficacité. La difficulté pour l'Etat vient du concept même de dépénalisation: il tolère sous conditions la production, la vente, la possession et la consommation d'un produit qui reste en principe interdit. Il ne peut donc créer une régie du chanvre comme il a créé jadis celle des alcools. Nous le regrettons, car l'histoire de la régie des alcools montre justement qu'on arrive à contrôler les circuits de vente d'un produit et à en diminuer certains effets négatifs.

L'Europe entre scepticisme et réticences
Jean-Claude Péclet

La Suisse va faire un effort d'information auprès de ses voisins sceptiques. N'est-ce pas déjà un peu tard?

Même les Pays-Bas, paradis traditionnel des fumeurs de joints, n'ont pas une loi aussi libérale à propos du cannabis que celle proposée par le Conseil fédéral. L'Office fédéral de la santé publique (OFSP) avance donc sur la pointe des pieds pour ne pas brusquer les pays limitrophes. «Nous ne voulons pas créer des problèmes de voisinage, comme il a pu s'en produire entre la France et la Hollande. Ces prochains mois, nous aurons une série de contacts personnels avec plusieurs responsables de la politique de la drogue pour expliquer notre projet», dit Ueli Locher, vice-directeur de l'OFSP. Des rencontres sont prévues dans les zones frontalières où se concentre le tourisme chanvrier, contact est déjà pris avec la ministre allemande de la Santé ainsi qu'avec la coordinatrice interministérielle française pour les problèmes de drogue.
A Bonn toutefois, on «regrette» que la Suisse n'ait pas officiellement consulté ses voisins avant de ficeler son projet. Cela dit, la forte attraction qu'exercent notamment les magasins bâlois sur les jeunes Allemands est un phénomène connu. Sans citer de chiffres précis, Hugo Michels, du bureau chargé de la politique antidrogue, estime que la quantité de chanvre récréatif exportée par des vendeurs suisses en Allemagne a progressé dans des proportions excédant cent pour cent chacune de ces dernières années. «Pour nous, le problème est d'abord ce marché gris, dit Hugo Michels. Et il faudra encore attendre deux ou trois ans avant que la nouvelle loi suisse entre en vigueur; pendant ce temps les ventes illégales continueront de se développer.»
En France, on espère que la nouvelle loi «cadrera» plus précisément qu'aujourd'hui la production et la vente de cannabis. Quant au secrétaire du Bureau de contrôle antidrogue de l'ONU à Vienne, Herbert Schaepe, il déclare à l'hebdomadaire alémanique Facts que la nouvelle loi suisse «mine la convention de 1961 interdisant les substances engendrant la dépendance, convention qu'elle a pourtant elle-même ratifiée». Ce texte interdit la production, la possession et la consommation de stupéfiants, sauf pour usage médical, et en établit une liste détaillée. Un Etat signataire peut demander à exclure une substance de la liste, mais la Suisse n'a pas entrepris une telle démarche, précise le secrétariat viennois. D'une manière générale, l'autorité onusienne se montre très réticente face aux expériences suisses en matière de politique de la drogue.
Le Valaisan Bernard Rappaz résume ainsi le climat prévalant dans la branche: «Les chanvriers ne sont pas particulièrement proeuropéens. Ils ont peur de perdre la liberté extraordinaire dont ils bénéficient en Suisse.»
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eh, oui, c'est ainsi:

Le monde politique suisse va dépénaliser le cannabis.......

mais le monde juridique, lui, renforce la répression POURQUOI?

 

Chiffelle Pierre interpelle .....Ruth Dreifuss

nov 2000

 

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