Rappaz: la justice sous haute pression
(25/01/2002)

Le procureur valaisan a requis hier le maintien en détention préventive du chanvrier.

Ceci au 72 ème jour de grève de la Faim ! . . . Et s’il était un prévenu genevois?

MADELEINE SCHÜRCH
  Photo Olivier Vogelsang
Le Ministère public valaisan n’en démord pas: le chanvrier Bernard Rappaz doit rester en prison tant que l’instruction des charges qui pèsent contre lui n’est pas terminée. Hier, devant la Chambre pénale du Tribunal cantonal valaisan, saisie pour la troisième fois d’une demande de libération, le substitut du procureur Olivier Elsig a enjoint la justice valaisanne à ne pas céder au chantage de la grève de la faim entamée par le détenu il y a 73 jours.

Incarcéré depuis le 14 novembre dernier après la saisie de 50 tonnes de chanvre et la découverte d’un laboratoire clandestin dans sa société Valchanvre, à Saxon, Bernard Rappaz avait décidé de ne plus s’alimenter afin de protester contre la prolongation de sa détention préventive à Sion. Très affaibli, il a été transféré début janvier au quartier carcéral de l’Hôpital cantonal de Genève, où il est suivi par un médecin. C’est là que son avocat, Aba Neeman, lançant un cri d’alarme sur l’état de santé de son client, a recouru contre un récent refus du juge d’instruction Philippe Medico de libérer le chanvrier.

Laboratoire clandestin

Bernard Rappaz est inculpé de violation grave à la loi fédérale sur les stupéfiants. Les analyses des produits séquestrés sur son domaine ont révélé une teneur en THC (principe actif du chanvre) allant de 7,2% à 40%, alors que la limite légale autorisée pour la culture du chanvre en Suisse est de 0,3%. Des perquisitions supplémentaires dans la ferme de Bernard Rappaz ont, en outre, permis à la police de mettre la main sur 69 plaques de haschisch de 500g et 30 plaques de résine de chanvre de 150g.

Leur transformation était effectuée dans un laboratoire clandestin de Charrat. La police a encore saisi, dans la région de Saxon, 26 tonneaux contenant plus de 400 kilos de sommités florifères de chanvre séchées, puis 18 fûts contenant de la résine de chanvre, ainsi qu’une somme de 80000 francs. En outre, du chanvre thérapeutique était délivré par une quarantaine de médecins et naturopathes à une centaine de patients, dont seulement certains, selon la police, étaient gravement malades.

"Jusqu’ici, l’enquête a mis en lumière un comportement délictueux de grande envergure", a rappelé le substitut du procureur. Pour lui, le risque de collusion demeure, plusieurs personnes devant être encore entendues par la justice, alors que la police recherche toujours d’autres tonneaux de produits et de l’argent évoqués dans une déposition. Il a regretté la grande médiatisation de cette affaire, ainsi que "la pression intolérable" exercée sur la justice par la grève de la faim de Bernard Rappaz, qui n’est est pas à son coup d’essai en la matière.

Instruction en cause

De son côté, l’avocat du chanvrier, Aba Neeman, estime que l’instruction du juge Medico viole le principe de proportionnalité. Selon lui, plus ne justifie le maintien de son client en prison. Les principaux acteurs de cette affaire ont été entendus et il n’y a donc plus risque de collusion. "Sans s’attacher seulement à l’urgence qu’il y a de libérer mon client qui risque sa vie, il est choquant de constater la lenteur de l’instruction. Entre le 18 décembre dernier et le 7 janvier, rien n’a été fait."

Pour l’avocat, il ne s’agit pas, à travers ce recours, de susciter une confrontation sur la grève de la faim, mais de démontrer qu’il n’y a plus matière juridique à maintenir le chanvrier en détention. Ce que conteste le Ministère public, évoquant la complexité et les nombreuses ramifications d’une affaire qui se greffe sur d’autres procédures contre le cultivateur de chanvre.

Décision aujourd’hui

Si les juges de la Chambre pénale, qui communiqueront leur arrêt aujourd’hui, décident de libérer Bernard Rappaz, ce dernier n’en profitera pas longtemps. Il devra purger une peine de prison de seize mois, prononcée en 1996 et exécutoire depuis le printemps 2001, malgré un recours à la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg.

Si la réponse des juges est négative, l’avocat du chanvrier fera immédiatement recours au Tribunal fédéral. "Mais même en procédure rapide, une décision de la Cour suprême prendrait au moins trois semaines. Nous serions alors dans une impasse, à moins que le juge Medico, dans un geste humanitaire, ne décide lui-même de sortir Bernard Rappaz de prison".


Les soins intensifs sur pied de guerre

SERGE BIMPAGE

C’est sans doute la tension extrême régnant à l’hôpital carcéral qui explique que la doctoresse raccroche au nez du journaliste après l’avoir prié d’aller voir ailleurs si quelqu’un peut lui répondre. La même tension, au demeurant, chez le nutritionniste de l’Hôpital cantonal il exige l’anonymat brossant un tableau alarmant de la situation: "Si Bernard Rappaz n’est pas libéré d’ici quelques jours, il finira aux soins intensifs."

Son avocat Aba Neeman affirme qu’il vient de toucher aux limites de son mandat. "Si le principe de proportionnalité est d’ores et déjà dépassé, il reste le simple principe d’humanité. Je n’interviens plus qu’en tant qu’être humain." Il a trouvé son client très ralenti, éprouvant de la peine à se concentrer, mais il n’est heureusement pas au stade du coma. Selon une source proche de sa femme et de son ex-femme qui l’ont visité avant-hier, il serait néanmoins dans un état proche de l’hébétude, ne peut plus lire le journal, fixe la télévision, et ne se déplace plus qu’en fauteuil roulant. La situation a ému jusqu’à l’ancienne députée française Solange Fernex, qui conduisit une grève en 1983: "Septante jours, c’est énorme, je lui conseille d’arrêter."

L’influence du poids

En première analyse, la dangerosité d’une grève de la faim est inversement proportionnelle au poids de celui qui la conduit. Les conséquences sont d’autant plus rapides et néfastes qu’il est maigre au départ (ou éventuellement malade). S’agissant d’un individu de corpulence normale (73-76 kilos pour 1m80), dans un environnement habituel, il dispose de quelque huit semaines de survie en grève absolue, sans prise alimentaire, buvant de l’eau et rien d’autre. Bernard Rappaz, qui pesait 90 kilos avant son incarcération, n’en fait plus que 66 actuellement, souligne sa compagne. Débuts de troubles neurologiques; somnolence, fatigue importante, troubles de la concentration et de la coordination neuro-musculaire sont à prévoir durant les deux semaines à venir..

Bernard Rappaz, comme la plupart des grévistes en général, s’alimente toutefois d’eau, de vitamines et de sels minéraux depuis le début de son jeûne. Dans son cas, son "seul" problème réside donc dans l’amaigrissement important après plus 70 jours de grève et ses conséquences: l’affaiblissement et l’amoindrissement de la tolérance au froid. Si l’on peut s’étonner qu’il ait tenu le coup aussi longtemps, poursuit le spécialiste, c’est qu’hormis son poids important qui lui fournissait des réserves, il s’est probablement alimenté de surcroît en sucre avant d’être emmené à l’Hôpital. Son jeûne n’aurait pas été intégral.

Cela dit, il arrive un moment où l’amaigrissement est tel que l’ensemble des fonctions vitales (fabrique de chaleur, fonctionnement des organes vitaux) s’en ressent sérieusement. "A ce stade, le renversement de la situation devient délicat. Les risques d’accident augmentent sensiblement, en particulier l’hypoglycémie et les troubles du rythme cardiaque. Actuellement, l’équipe des soins intensifs se prépare très clairement à cette éventualité."


 

Et s’il était un prévenu genevois?

LAURENCE NAEF

Concordat romand oblige, le chanvrier Bernard Rappaz, sous mandat d’arrêt valaisan, est détenu au quartier cellulaire de l’Hôpital cantonal de Genève depuis que sa grève de la faim l’a considérablement affaibli. Inculpé à Genève, il y serait aussi. Si, et seulement si la Chambre d’accusation l’avait maintenu, comme les Valaisans jusqu’ici, en détention préventive. L’aurait-elle fait?

Les codes de procédure pénale sont cantonaux; mais les conditions de mise et de maintien en détention préventive sont définies par le Tribunal fédéral. Aux charges suffisantes, s’ajoutent les besoins de l’instruction, les risques de fuite, de récidive, de collusion. L’une de ces conditions (la collusion, s’agissant du cas Rappaz, lire ci-dessus) suffit à motiver un maintien en détention.

Oreiller de paresse

En Valais, il n’existe pas comme à Genève le principe d’un contrôle systématique par une Chambre d’accusation, et notamment après les premiers huit jours. C’est le prévenu lui-même qui demande sa mise en liberté provisoire au juge d’instruction qui contrairement à Genève aussi n’a pas de délai strict pour statuer. Il doit être bref. Et ce sera, dans le cas d’espèce, aujourd’hui. Si le juge valaisan s’oppose, une sorte de recours peut être déposé auprès de la Chambre pénale du Tribunal cantonal. C’est ce qu’a fait hier Bernard Rappaz, pour la seconde fois depuis son arrestation le 14 novembre dernier.

Les risques de voir un prévenu libéré récidiver, fuir ou influencer des témoins doivent être motivés par des éléments concrets. Mais, et ce n’est pas contradictoire, il existe une marge d’appréciation. "Trop utilisée comme oreiller de paresse, relève le professeur Dominique Poncet, pour prendre le temps d’instruire. De manière générale, on arrête trop souvent et trop longtemps." Le bâtonnier genevois Pierre de Preux, également inscrit au barreau valaisan, juge que l’on arrête moins en Valais qu’à Genève. Où, en revanche, la détention préventive, risque de fuite d’étrangers oblige, est parfois longue.

Proportionnalité

Tout est donc une question de proportionnalité. "Il faut tenter d’obtenir le même résultat en faisant le moins mal", résume Me Poncet, qui redoute cette préventive lorsqu’elle est une sorte de jugement avant la date, en violation avec l’habeas corpus. Pour sa part, la présidente de la Ligue suisse des droits de l’homme, Me Doris Leuenberger, estime que le principe de proportionnalité n’est à l’évidence pas respecté ici. "Rappaz est un citoyen suisse, connu, que le juge peut convoquer en tout temps. On est là à la limite du procès politique."

Un avis que partage Me de Preux: "Il y a quelque chose d’insolite à maintenir un militant comme Bernard Rappaz en détention, sous prétexte d’une gravité particulière de l’infraction, au moment où on prévoit de libéraliser le chanvre." Il remarque par ailleurs que tout prévenu peut recourir contre la poursuite de sa détention auprès de la Cour de droit public du Tribunal fédéral. Ce que le chanvrier n’a pas fait.

Orgueils respectifs

Concernant la grève de la faim que poursuit Rappaz, le bâtonnier genevois se soucie de son issue car "elle a un effet d’enchaînement d’orgueils respectifs", ni le prévenu, ni la justice ne voulant céder à la pression. Paraphrasant le professeur Bernheim qui fut directeur de l’Institut de médecine légale à Genève, Me Poncet relève qu’une grève de la faim peut être assimilée à une tentative de suicide, qu’il s’agit d’une question personnelle, et que cela ne doit pas changer le cours de la procédure.

 

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