Le Ministère
public valaisan n’en démord pas: le chanvrier Bernard
Rappaz doit rester en prison tant que l’instruction des
charges qui pèsent contre lui n’est pas terminée. Hier,
devant la Chambre pénale du Tribunal cantonal valaisan,
saisie pour la troisième fois d’une demande de libération,
le substitut du procureur Olivier Elsig a enjoint la justice
valaisanne à ne pas céder au chantage de la grève de la
faim entamée par le détenu il y a 73 jours.
Incarcéré depuis le 14 novembre
dernier après la saisie de 50 tonnes de chanvre et la
découverte d’un laboratoire clandestin dans sa société
Valchanvre, à Saxon, Bernard Rappaz avait décidé de
ne plus s’alimenter afin de protester contre la prolongation
de sa détention préventive à Sion. Très affaibli, il
a été transféré début janvier au quartier carcéral de
l’Hôpital cantonal de Genève, où il est suivi par un
médecin. C’est là que son avocat, Aba Neeman, lançant
un cri d’alarme sur l’état de santé de son client, a
recouru contre un récent refus du juge d’instruction
Philippe Medico de libérer le chanvrier.
Laboratoire clandestin
Bernard Rappaz est inculpé de violation
grave à la loi fédérale sur les stupéfiants. Les analyses
des produits séquestrés sur son domaine ont révélé une
teneur en THC (principe actif du chanvre) allant de
7,2% à 40%, alors que la limite légale autorisée pour
la culture du chanvre en Suisse est de 0,3%. Des perquisitions
supplémentaires dans la ferme de Bernard Rappaz ont,
en outre, permis à la police de mettre la main sur 69
plaques de haschisch de 500g et 30 plaques de résine
de chanvre de 150g.
Leur transformation était effectuée
dans un laboratoire clandestin de Charrat. La police
a encore saisi, dans la région de Saxon, 26 tonneaux
contenant plus de 400 kilos de sommités florifères de
chanvre séchées, puis 18 fûts contenant de la résine
de chanvre, ainsi qu’une somme de 80000 francs. En outre,
du chanvre thérapeutique était délivré par une quarantaine
de médecins et naturopathes à une centaine de patients,
dont seulement certains, selon la police, étaient gravement
malades.
"Jusqu’ici, l’enquête a mis en lumière
un comportement délictueux de grande envergure", a rappelé
le substitut du procureur. Pour lui, le risque de collusion
demeure, plusieurs personnes devant être encore entendues
par la justice, alors que la police recherche toujours
d’autres tonneaux de produits et de l’argent évoqués
dans une déposition. Il a regretté la grande médiatisation
de cette affaire, ainsi que "la pression intolérable"
exercée sur la justice par la grève de la faim de Bernard
Rappaz, qui n’est est pas à son coup d’essai en la matière.
Instruction en cause
De son côté, l’avocat du chanvrier,
Aba Neeman, estime que l’instruction du juge Medico
viole le principe de proportionnalité. Selon lui, plus
ne justifie le maintien de son client en prison. Les
principaux acteurs de cette affaire ont été entendus
et il n’y a donc plus risque de collusion. "Sans s’attacher
seulement à l’urgence qu’il y a de libérer mon client
qui risque sa vie, il est choquant de constater la lenteur
de l’instruction. Entre le 18 décembre dernier et le
7 janvier, rien n’a été fait."
Pour l’avocat, il ne s’agit pas,
à travers ce recours, de susciter une confrontation
sur la grève de la faim, mais de démontrer qu’il n’y
a plus matière juridique à maintenir le chanvrier en
détention. Ce que conteste le Ministère public, évoquant
la complexité et les nombreuses ramifications d’une
affaire qui se greffe sur d’autres procédures contre
le cultivateur de chanvre.
Décision aujourd’hui
Si les juges de la Chambre pénale,
qui communiqueront leur arrêt aujourd’hui, décident
de libérer Bernard Rappaz, ce dernier n’en profitera
pas longtemps. Il devra purger une peine de prison de
seize mois, prononcée en 1996 et exécutoire depuis le
printemps 2001, malgré un recours à la Cour européenne
des droits de l’homme à Strasbourg.
Si la réponse des juges est négative,
l’avocat du chanvrier fera immédiatement recours au
Tribunal fédéral. "Mais même en procédure rapide, une
décision de la Cour suprême prendrait au moins trois
semaines. Nous serions alors dans une impasse, à moins
que le juge Medico, dans un geste humanitaire, ne décide
lui-même de sortir Bernard Rappaz de prison".
Les soins intensifs sur pied de
guerre
SERGE
BIMPAGE
C’est sans doute la tension extrême
régnant à l’hôpital carcéral qui explique que la doctoresse
raccroche au nez du journaliste après l’avoir prié d’aller
voir ailleurs si quelqu’un peut lui répondre. La même
tension, au demeurant, chez le nutritionniste de l’Hôpital
cantonal il exige l’anonymat brossant un tableau alarmant
de la situation: "Si Bernard Rappaz n’est pas libéré
d’ici quelques jours, il finira aux soins intensifs."
Son avocat Aba Neeman affirme qu’il
vient de toucher aux limites de son mandat. "Si le principe
de proportionnalité est d’ores et déjà dépassé, il reste
le simple principe d’humanité. Je n’interviens plus
qu’en tant qu’être humain." Il a trouvé son client très
ralenti, éprouvant de la peine à se concentrer, mais
il n’est heureusement pas au stade du coma. Selon une
source proche de sa femme et de son ex-femme qui l’ont
visité avant-hier, il serait néanmoins dans un état
proche de l’hébétude, ne peut plus lire le journal,
fixe la télévision, et ne se déplace plus qu’en fauteuil
roulant. La situation a ému jusqu’à l’ancienne députée
française Solange Fernex, qui conduisit une grève en
1983: "Septante jours, c’est énorme, je lui conseille
d’arrêter."
L’influence du poids
En première analyse, la dangerosité
d’une grève de la faim est inversement proportionnelle
au poids de celui qui la conduit. Les conséquences sont
d’autant plus rapides et néfastes qu’il est maigre au
départ (ou éventuellement malade). S’agissant d’un individu
de corpulence normale (73-76 kilos pour 1m80), dans
un environnement habituel, il dispose de quelque huit
semaines de survie en grève absolue, sans prise alimentaire,
buvant de l’eau et rien d’autre. Bernard Rappaz, qui
pesait 90 kilos avant son incarcération, n’en fait plus
que 66 actuellement, souligne sa compagne. Débuts de
troubles neurologiques; somnolence, fatigue importante,
troubles de la concentration et de la coordination neuro-musculaire
sont à prévoir durant les deux semaines à venir..
Bernard Rappaz, comme la plupart
des grévistes en général, s’alimente toutefois d’eau,
de vitamines et de sels minéraux depuis le début de
son jeûne. Dans son cas, son "seul" problème réside
donc dans l’amaigrissement important après plus 70 jours
de grève et ses conséquences: l’affaiblissement et l’amoindrissement
de la tolérance au froid. Si l’on peut s’étonner qu’il
ait tenu le coup aussi longtemps, poursuit le spécialiste,
c’est qu’hormis son poids important qui lui fournissait
des réserves, il s’est probablement alimenté de surcroît
en sucre avant d’être emmené à l’Hôpital. Son jeûne
n’aurait pas été intégral.
Cela dit, il arrive un moment où
l’amaigrissement est tel que l’ensemble des fonctions
vitales (fabrique de chaleur, fonctionnement des organes
vitaux) s’en ressent sérieusement. "A ce stade, le renversement
de la situation devient délicat. Les risques d’accident
augmentent sensiblement, en particulier l’hypoglycémie
et les troubles du rythme cardiaque. Actuellement, l’équipe
des soins intensifs se prépare très clairement à cette
éventualité."
Et s’il était un prévenu genevois?
LAURENCE
NAEF
Concordat romand oblige, le chanvrier
Bernard Rappaz, sous mandat d’arrêt valaisan, est détenu
au quartier cellulaire de l’Hôpital cantonal de Genève
depuis que sa grève de la faim l’a considérablement
affaibli. Inculpé à Genève, il y serait aussi. Si, et
seulement si la Chambre d’accusation l’avait maintenu,
comme les Valaisans jusqu’ici, en détention préventive.
L’aurait-elle fait?
Les codes de procédure pénale sont
cantonaux; mais les conditions de mise et de maintien
en détention préventive sont définies par le Tribunal
fédéral. Aux charges suffisantes, s’ajoutent les besoins
de l’instruction, les risques de fuite, de récidive,
de collusion. L’une de ces conditions (la collusion,
s’agissant du cas Rappaz, lire ci-dessus) suffit à motiver
un maintien en détention.
Oreiller de paresse
En Valais, il n’existe pas comme
à Genève le principe d’un contrôle systématique par
une Chambre d’accusation, et notamment après les premiers
huit jours. C’est le prévenu lui-même qui demande sa
mise en liberté provisoire au juge d’instruction qui
contrairement à Genève aussi n’a pas de délai strict
pour statuer. Il doit être bref. Et ce sera, dans le
cas d’espèce, aujourd’hui. Si le juge valaisan s’oppose,
une sorte de recours peut être déposé auprès de la Chambre
pénale du Tribunal cantonal. C’est ce qu’a fait hier
Bernard Rappaz, pour la seconde fois depuis son arrestation
le 14 novembre dernier.
Les risques de voir un prévenu libéré
récidiver, fuir ou influencer des témoins doivent être
motivés par des éléments concrets. Mais, et ce n’est
pas contradictoire, il existe une marge d’appréciation.
"Trop utilisée comme oreiller de paresse, relève le
professeur Dominique Poncet, pour prendre le temps d’instruire.
De manière générale, on arrête trop souvent et trop
longtemps." Le bâtonnier genevois Pierre de Preux, également
inscrit au barreau valaisan, juge que l’on arrête moins
en Valais qu’à Genève. Où, en revanche, la détention
préventive, risque de fuite d’étrangers oblige, est
parfois longue.
Proportionnalité
Tout est donc une question de proportionnalité.
"Il faut tenter d’obtenir le même résultat en faisant
le moins mal", résume Me Poncet, qui redoute
cette préventive lorsqu’elle est une sorte de jugement
avant la date, en violation avec l’habeas corpus.
Pour sa part, la présidente de la Ligue suisse des droits
de l’homme, Me Doris Leuenberger, estime que le principe
de proportionnalité n’est à l’évidence pas respecté
ici. "Rappaz est un citoyen suisse, connu, que le juge
peut convoquer en tout temps. On est là à la limite
du procès politique."
Un avis que partage Me de Preux:
"Il y a quelque chose d’insolite à maintenir un militant
comme Bernard Rappaz en détention, sous prétexte d’une
gravité particulière de l’infraction, au moment où on
prévoit de libéraliser le chanvre." Il remarque
par ailleurs que tout prévenu peut recourir contre la
poursuite de sa détention auprès de la Cour de droit
public du Tribunal fédéral. Ce que le chanvrier n’a
pas fait.
Orgueils respectifs
Concernant la grève de la faim que
poursuit Rappaz, le bâtonnier genevois se soucie de
son issue car "elle a un effet d’enchaînement d’orgueils
respectifs", ni le prévenu, ni la justice ne voulant
céder à la pression. Paraphrasant le professeur Bernheim
qui fut directeur de l’Institut de médecine légale à
Genève, Me Poncet relève qu’une grève de la faim peut
être assimilée à une tentative de suicide, qu’il s’agit
d’une question personnelle, et que cela ne doit pas
changer le cours de la procédure.
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